46.
Néfer le Silencieux s’était vite habitué au rythme de la Place de Vérité : huit jours de travail suivis de deux jours de repos, auxquels s’ajoutaient de nombreuses fêtes d’État ou locales, les après-midi de liberté accordés par le chef d’équipe et des congés autorisés pour motifs personnels admis par le scribe de la Tombe. Les artisans débutaient à huit heures, déjeunaient entre midi et quatorze heures, et reprenaient le travail jusqu’à dix-huit heures. Plusieurs d’entre eux utilisaient leur temps libre pour satisfaire des commandes de l’extérieur en exigeant un bon prix.
Le labeur officiel ne remplissait que la moitié de l’année, et la confrérie ne le ressentait pas comme une pénible obligation ; les membres des équipes de droite et de gauche avaient pleinement conscience de participer à une aventure exceptionnelle, à une œuvre que Pharaon en personne considérait comme prioritaire.
Néfer partageait ce sentiment mais il vivait des moments difficiles. Son intégration à l’équipe de droite se heurtait à la mentalité de clan de ses collègues qui continuaient à l’observer avec méfiance. En tant que tailleur de pierre, il était en contact quotidien avec ses homologues, Féned dit « le Nez » parce qu’il avait toujours l’intuition du geste juste, Casa le Cordage, spécialiste du déplacement et du halage des matériaux, Nakht le Puissant et Karo le Bourru. Quant aux trois sculpteurs, au peintre, aux trois dessinateurs, au charpentier et à l’orfèvre, ils lui adressaient rarement la parole, si ce n’est pour des banalités.
L’équipe de gauche partant au travail quand celle de droite se reposait et inversement, elles ne se fréquentaient guère. Chacun des deux chefs, Neb l’Accompli et Kaha, avait sa méthode et sa manière de gouverner sans qu’aucun esprit de compétition les opposât.
Chaque soir, Néfer nettoyait les outils, les comptait et les rapportait au scribe de la Tombe qui les enfermait dans la chambre forte du village avant de les redistribuer le lendemain matin. Tous les outils, en effet, appartenaient au pharaon, et nul artisan n’avait le droit de s’en approprier un seul. En revanche, les Serviteurs de la Place de Vérité étaient invités à créer leurs propres outils, utilisés lorsqu’ils fabriquaient des objets pour l’extérieur.
Néfer avait manié le pic en pierre, lourd de trois kilos et taillé en pointe, assez puissant pour attaquer les roches les plus dures. Il était souvent le dernier sur le chantier de la Vallée des Nobles où l’équipe de droite préparait une demeure d’éternité destinée à un scribe royal.
En observant ses collègues, le Silencieux avait appris à manier le maillet et le ciseau à la courte lame biseautée qu’il rendait plus efficace à l’aide d’un archet qui faisait tourner rapidement l’outil pour percer des trous. De la main gauche, il maintenait le ciseau en place avec une calotte percée d’une cavité dans laquelle s’emboîtait le manche en bois. Après bien des essais peu satisfaisants, il réussissait à jouer des deux outils comme d’instruments de musique, il ressentait leurs vibrations comme une mélodie et ne déployait aucun effort inutile.
Apprivoiser le couteau à la lame aiguisée sur trois côtés, le poinçon à manche court et à pointe carrée, et l’herminette en cuivre pour les finitions n’avait pas été plus facile, mais Néfer s’était montré patient afin de faire naître l’intelligence de ses mains.
Karo le Bourru l’apostropha.
— Vérifie si le bloc que je viens de niveler s’ajustera correctement au mur que nous montons.
La tâche était ardue, seul un tailleur de pierre expérimenté pouvait réussir. Karo le Bourru n’aurait pas dû la confier à un apprenti, mais Néfer ne protesta pas et tenta de se souvenir de la manière dont le chef d’équipe avait procédé, la veille. Aussi utilisa-t-il trois bâtons d’ajustage d’une longueur de douze centimètres et percés d’un trou en sifflet à l’une de leurs extrémités. Après s’être assuré qu’ils étaient parfaitement égaux, il les posa à la verticale sur la surface à vérifier et tendit entre deux d’entre eux une ficelle, le troisième bâton servant de point de repère. Insatisfait du résultat, Néfer se servit d’une râpe à calcaire pour ôter les aspérités.
— À quoi t’amuses-tu ? interrogea Karo le Bourru, visiblement courroucé.
— Tu m’as confié un travail, je l’accomplis.
— Je t’ai seulement demandé une vérification et tu as dépassé les bornes.
— Aurais-je dû me contenter du minimum ? Puisque j’ai constaté des imperfections, je tente de les effacer. Ce bloc sera correctement nivelé et il entrera dans la construction.
— C’est mon bloc, pas le tien !
Néfer posa ses outils et fit face à Karo, un homme trapu, aux bras courts et musclés. D’épais sourcils et un nez carré rendaient son visage agressif.
— Tu as plus d’expérience que moi, Karo, mais elle ne t’autorise pas à souiller l’œuvre que nous accomplissons. Ce bloc n’est ni à toi ni à moi, mais à la demeure d’éternité à laquelle il est destiné.
— Trêve de discours quitte le chantier et laisse-moi mon bloc.
— Cela suffit, Karo. Je suis un membre de cette équipe et je ne supporterai pas plus longtemps ce genre de vexation.
— Si notre comportement te déplaît, regagne l’extérieur.
— Je me moque de ton attitude, seule cette pierre m’intéresse. Je t’ai prouvé que je savais la niveler et l’intégrer dans ce mur. Que veux-tu de plus ?
Karo le Bourru s’empara d’un ciseau et devint menaçant.
— Nous n’avons pas besoin de toi, au village.
— Le village est ma vie.
— Tu devrais avoir peur, Néfer... Crois-moi, tu n’iras pas loin.
— Pose ce ciseau et sache qu’aucune peur ne m’empêchera de respecter mon serment.
Les deux hommes se défièrent longuement du regard. Karo posa l’outil sur la pierre.
— Alors, rien ne t’effraie ?
— J’aime mon métier et je me montrerai digne de la confiance que m’a accordée la confrérie, quels que soient les circonstances et les antagonismes.
— Je t’abandonne ce bloc... Termine-le.
L’artisan s’éloigna, Néfer supprima les dernières aspérités de la pierre sans se soucier de l’heure qui avançait. Ses gestes réguliers étaient doux comme la lumière du couchant.
— Ne serait-il pas temps de rentrer chez toi ? demanda le chef d’équipe.
— J’ai presque terminé.
— Des ennuis avec Karo ?
— Aucun. Il a son caractère, j’ai le mien ; si nous faisons l’effort nécessaire, nos relations s’amélioreront. Quoi qu’il arrive, le travail n’en souffrira pas.
— Viens avec moi, Néfer.
Neb l’Accompli emmena l’apprenti jusqu’à une remise où étaient entreposées diverses sortes de pierres.
— Que penses-tu de celle-là ?
— Un grès moyen, suffisamment tendre pour être travaillé avec des ciseaux de bronze mais trop poreux. Il ne provient pas de la meilleure carrière, celle du Gebel Silsileh, et ne mérite pas d’entrer dans un monument royal.
— Tu as raison, Néfer, la carrière est essentielle : Assouan pour le granit rose, Hatnoub pour l’albâtre, Toura pour le calcaire, le gebel el-Ahmar pour le quartzite. La Place de Vérité ne tolère aucune carence dans ce domaine et devra toujours maintenir le même niveau d’exigence. Tu visiteras chacune de ces carrières et tu graveras dans ta mémoire leur niveau d’exploitation. As-tu réfléchi à l’origine de la pierre ?
— Je pense que les pierres sont engendrées dans le monde souterrain et qu’elles croissent dans le ventre des montagnes, mais elles naissent aussi dans l’espace lumineux, puisque certaines sont tombées du ciel. Un bloc paraît immobile et, pourtant, la main du tailleur de pierre sait bien qu’elle est vivante et porte en elle la trace de métamorphoses que notre œil ne sait pas voir, parce que le temps du minéral n’est pas celui de l’homme. La pierre est le témoin de mutations qui dépassent notre existence ; en les percevant, ne sommes-nous pas, à notre tour, les témoins de l’éternité ?
— Ce granit te plaît-il ?
— Une merveille... Il se laissera polir à la perfection et traversera les siècles.
— Aimerais-tu devenir sculpteur ?
— Apprendre à tailler la pierre peut prendre une vie entière, mais la sculpture m’attire.
— Le chef sculpteur Ouserhat estime n’avoir besoin de personne, et tu auras le plus grand mal à le convaincre de t’instruire. Mais si la pierre te parle, peut-être t’ouvrira-t-elle le chemin.
— C’est elle que j’écoute, et elle seule.
Neb l’Accompli fit mine de quitter le chantier mais, depuis un monticule, il observa le jeune homme. Dès le lendemain, il parlerait à son confrère Kaha de la nécessaire élévation de Néfer le Silencieux dans la hiérarchie de la Place de Vérité.